Faire vivre notre mémoire collective

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Faire vivre notre mémoire collective, c'est faire société

Le 27 mai 2024 un lutrin a été dévoilé pour porter la mémoire des victimes et familles de victimes du camp du camp de la route de Limoges. A cette occasion, Ombelyne Dagicour, première adjointe, a tenu le discours ci-après.

Un grand merci à tous les acteurs et actrices mobilisé.es autour de ce projet

Je souhaite saluer la large mobilisation autour de ce projet pour faire vivre ensemble la mémoire de notre ville et plus particulièrement de ce quartier. Il y a tout d’abord la mobilisation des habitants de la Gibauderie, puisque ce lutrin est issu des Budgets participatifs et d’un projet porté par Mme Annie Bernard, avec l’accompagnement de la Maison de la Gibauderie.

La mobilisation également des associations de victimes et de mémoire : Mémoire et Vérité, évidemment, présidée par Daniel Hofnug ; mais aussi l’Association nationale des victimes et des familles de victimes Tziganes de France, présidée par Tony Bauer Maumont.

Un troisième pilier est la mobilisation des historiens. Qu’il s’agisse d’Isabelle  Soulard, très impliquée pour faire vivre la mémoire de notre ville, ou des professeurs d’histoire du collège Clovis Pin, accompagnés de leurs élèves, nombreux aujourd’hui. Ces derniers vont lire des extraits du témoignage de Toptia Barnabel, l’une des enfants « arrachés à leurs parents ».

Enfin, nous saluons la mobilisation des services de la Ville. En particulier la direction Culture-Patrimoine qui a travaillé sur ce projet étroitement avec la mission Participation Citoyenne.

Un camp créé avant même la guerre…

D’autres parleront mieux que moi de l’histoire de ce camp. Je voudrais juste souligner pourquoi il est si important que ce projet soit porté par des habitants. Pourquoi il est si important que l’histoire spécifique de ce camp soit l’objet d’une réappropriation citoyenne. Aujourd’hui et demain.

Le camp, qui était situé de l’entrée des Archives Départementales jusqu’à la stèle commémorative avenue Jacques Cœur, illustre très bien l’histoire des camps en France autour de la Seconde guerre mondiale. Je dis « autour », car avant le déclenchement de la guerre, ce qu’on appelle aujourd’hui le « camp de la route de Limoges », venait d’être créé par le gouvernement Daladier. C’était l’un des « Centres d’internement pour les réfugiés espagnols » créés dans différentes régions et destinés aux communistes, anarchistes ou simplement citoyens qui fuyaient la dictature de Franco.

… Qui poursuit son activité à l’arrivée des nazis

A la déclaration de la guerre, les « étrangers indésirables » (terme d’un décret de 1938) sont vite internés dans différents camps en France. Les Tsiganes aussi, qui y sont vite assimilés quand bien même ils seraient français (encore et toujours la peur de la différence). Ce sera le cas à Poitiers avec l’occupation allemande à partir de 1940, qui devient alors un « camp de concentration des nomades ». Mais, on le sait, l’occupant nazi s’attaque en priorité et surtout aux juifs, c’est ce qui vaut à ce camp de prendre très vite le nom de « camp de concentration des nomades et des israélites »

Ce lieu est chargé d’histoire car les mémoires s’y mélangent : espagnols, tsiganes, juifs… Le camp de la route de Limoges est emblématique de ces camps qui, au milieu du XXe siècle en France, ont eu différentes fonctions selon les contextes politiques

Et en disant cela, on pourrait ajouter la mémoire de l’autre grand camp de Poitiers : le camp de la Chauvinerie, à l’ouest de Poitiers, qui n’existait pas avant la guerre, où les allemands ont enfermé des troupes coloniales françaises pendant la guerre, dont Leopold Sedar Senghor, et qui a continué de fonctionner plus d’un an après la libération de Poitiers avec des prisonniers de guerre allemands et hongrois.

Entre continuité et rupture

Je le disais, les mémoires se mélangent, au point que certains prisonniers ont pu connaître plusieurs de ces époques. Les historiens connaissent bien les débats pour savoir si entre deux époques qui se suivent il y a plutôt « rupture » ou « continuité ».

C’est souvent un peu des deux. A propos des camps, et comme le souligne l’historien Denis Peschanski dans la conclusion de sa magistrale étude sur « La France des camps » : « Il est difficile (…) de parler de rupture à des hommes qui connurent les barbelés à la fois avant et après la débâcle. » (La France des camps, Gallimard, 2002, p.476). Cette continuité réelle, et sinistre pour de nombreuses victimes, ne doit pas faire oublier les ruptures tout aussi réelles. L’historien Denis Peschanski précise : « Si l’on n’insiste pas assez sur la diversité des logiques qui présidèrent à ces politiques, on risque le contresens historique. » (Idem., p.478). Les différences sont réelles. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Parmi les 2500 à 2900 personnes qui ont été internés dans ce camp, 1596 juifs et 108 tsiganes ont été déportés vers les camps de la mort, dont très peu sont revenus.

La mémoire, aussi, des Justes

Et puisque j’en suis à évoquer quelques chiffres, il faut aussi souligner que la mémoire de ce camp, ce sont également des souvenirs plus positifs. Douloureux, mais positifs. 106 enfants ont été extraits de ce camp, « arrachés à leurs parents ». Pour certains d’entre eux définitivement sauvés. La mémoire de ce camp, c’est ainsi la mémoire de ces Justes qui ont permis de sauver des vies. En particulier le Père Jean Fleury, aumônier des tsiganes et 1er français reconnu « Juste parmi les nations ».

L’histoire si particulière et si complexe du camp de la route de Limoges illustre parfaitement ces différentes mémoires. C’est cela qu’il est important de ne pas oublier. Il est important de faire vivre la mémoire de ce lieu dans toute sa complexité. Elle a beaucoup à nous dire dans le monde d’aujourd’hui et pour un avenir meilleur.

C’est pour toutes ces raisons que je tiens à saluer très chaleureusement le geste citoyen qui a amené à la proposition de créer ce lutrin dans le cadre des budgets participatifs, et toute la démarche de co-construction qui a suivi, avec les associations concernées, les historiens et les collégiens.

Faire vivre notre mémoire collective, la faire vivre ensemble comme aujourd’hui, c’est faire société – il n’y a rien de plus important.